L’horlogerie traverse une période de turbulences. Richemont annonce sa volonté de supprimer quelque 200 emplois dans le cadre d’un plan de restructuration. La maison Pequignet vient d’être placée en redressement judiciaire et la rumeur d’une possible mise en vente de Breitling se laisse entendre. Mais quelques marques semblent toutefois tirer leur épingle du jeu, à l’instar de la maison Bell & Ross. Nous avons rencontré son président et cofondateur, Carlos-A. Rossillo, afin de décoder avec lui les clefs du succès de la marque. Un dialogue ouvert et sincère, articulé autour de la genèse de cette belle maison fondée en 1992, de l’innovation, de l’art, et de la façon d’aborder la période actuelle.
Quelles sont les innovations marquantes de la maison Bell & Ross ?
C’est curieux l’innovation dans notre métier, car au fond, cela se rapproche de plus en plus du domaine artistique… In fine, ce qu’on retient de l’innovation, c’est l’émotion que l’on éprouve en découvrant le produit. Nous venons très récemment de dévoiler notre nouveau modèle, la BR-X1 Tourbillon Sapphire, qui a nécessité de nombreux mois de travail. Lorsqu’il a été l’heure de la révéler, j’ai tenu à faire venir mes enfants car c’est une édition limitée (5 dans le monde, ndlr), qui va beaucoup voyager, et je voulais qu’ils aient la chance de pouvoir la voir en vrai au moins une fois. Qu’on aime ou pas ce style, on ne peut pas rester insensible à un travail artisanal exceptionnel. Ce qui est intéressant dans cette montre, c’est que la lumière rentre dans la boîte et rejaillit de l’autre côté. La transparence est totale, c’est une véritable radiographie de la montre puisque vous voyez l’ensemble du mouvement. Le jeu de lumière est fascinant, notamment grâce aux biseaux du boîtier. Elle met pleinement en valeur le travail de l’artisan.
Pourquoi si peu de pièces ?
A cause de la complexité technique, et du prix final, qui avoisine tout de même celui d’un appartement ! Je pense que les personnes qui s’intéressent à ce type de montre apprécient la rareté. Cela répond également à la seule règle de notre métier : que la demande soit supérieure à la production.
Parlons à présent du ralentissement du marché de l’horlogerie. Quel est votre analyse de cette crise ? Comment expliquez-vous que Bell & Ross parvienne à maintenir le cap ?
Je pense qu’il y a surtout une question qui se pose derrière tout cela : Quelle est la bonne taille d’entreprise ? Que vous soyez très petit ou très gros, tout le monde peut être touché. Je pense qu’il peut également y avoir un lien avec la capacité d’innovation de la marque, notamment en termes de marketing et de communication. A la fin des années 90, beaucoup de marques prétendaient qu’Internet n’était pas un média digne de représenter une marque de luxe. Je pense que quand les marques sont gérées par des personnes post-digital, post-réseaux sociaux, cela peut être un frein dans leur développement.
Peut-être que ces faiblesses sont dues au décalage entre un monde qui bouge et une façon de gérer qui n’est plus forcément en adéquation. Mais c’est une question que je pose, je n’en sais rien. Chez Bell & Ross, nous avons la chance de faire partie des « vieux éléphants » qui ont tout de suite voulu comprendre ce qui se passait sur Internet, en ayant tout de suite une boutique en ligne par exemple. Je pense également qu’il y a aujourd’hui une véritable démultiplication des marques. Lorsque j’étais petit, il y avait peu d’horlogers, et les médias n’en parlaient jamais. Le marché devait peser environ 50 fois moins qu’aujourd’hui. La question que l’on est en droit de se poser, c’est de savoir si la montre est essentielle. Pour connaître l’heure ? Non. Pour avoir un rapport agréable au temps ? Oui. Et pour offrir à mes clients un rapport agréable au temps, il faut que je comprenne. C’est pourquoi je pense qu’un bon point de vente doit permettre au client d’avoir un meilleur rapport aux objets : on doit pouvoir expliquer le pourquoi, le contexte, l’aspect culturel, le créateur… C’est ainsi qu’ils éprouveront de l’émotion et ont plaisir à porter cet objet. Il faut revenir au domaine de l’art, de la rareté, de l’émotion. Je n’imagine pas dîner dans un restaurant gastronomique et manger à l’excès au point d’en avoir une indigestion. Il faut que j’en sorte en restant un peu sur ma faim, et c’est la même chose pour l’horlogerie. Je pense que nous sommes dans une période de réajustement, afin qu’il ne reste plus que l’essentiel.
Expliquez-nous la structure de Bell & Ross
Nous sommes une entreprise à taille humaine (120 – 130 personnes à l’échelle mondiale, ndlr), c’est l’un de nos plus gros atouts. Nous avons beaucoup de souplesse. Nous nous connaissons quasiment tous, et je connais personnellement la majorité de nos points de vente (750 environ). Nous avons la chance d’être indépendants et d’avoir des associés formidables qui nous offrent la possibilité d’avoir une vision à long terme.
Cette année, nous avons repris la distribution sur tous les pays d’Asie, où nous avons établi des filiales. Nous avons pu reprendre la main sur toutes ces zones grâce au contexte économique. Nous contrôlons toute l’Europe, toute l’Amérique et maintenant l’Asie.
Quels ont été les changements apportés par l’arrivée de Chanel au capital de Bell & Ross ?
Le plus important, c’est que cela nous a permis de consolider notre vision à long terme. Les moyens financiers qu’ils nous ont apportés, ont permis de réaliser nos objectifs, tout en installant notre philosophie.
Comment a eu lieu le rapprochement avec Chanel ?
Très naturellement, par le biais d’un ami. Les frères Wertheimer portaient du Bell & Ross et aimaient déjà la marque. Cela a été une belle rencontre humaine, articulée autour de l’amour du produit. Chanel a souhaité que l’on reste majoritaires.
Si vous deviez refaire quelque chose différemment ?
(Longue réflexion, ndlr) Peut-être que l’on se serait intéressés plus rapidement à l’horlogerie exceptionnelle. Mais je pense que c’est une chimère. Comme aime à nous le rappeler nos associés : il faut prendre son temps. Et le temps que l’on a pris depuis nos débuts pour parvenir à des pièces comme celles-ci, nous a permis de gagner en maturité. Nous savons combien le fait de prendre son temps est utile dans nos métiers. (rires).
Quelle est votre mode de collaboration avec votre associé, Bruno Belamich ?
Nous sommes avec Bruno, des amis d’enfance. Il nous arrive de ne pas être d’accord, mais c’est ce qui nous permet d’avancer. Nous nous challengeons régulièrement, nous avons la même vision fondamentale des choses et nous sommes toujours à l’écoute de l’autre. Nous écoutons également beaucoup nos associés, qui ne sont pas de simples investisseurs mais de véritables passionnés de montres.
Etes-vous tous les deux passionnés d’aviation ?
Surtout Bruno. Grâce à sa formation de designer, il comprend toute cette mécanique, alors que pour moi cela représente davantage un rêve de gamin. Ce que nous avons véritablement en commun, c’est le design et la montre, d’autant plus que Bruno est designer produit de formation. C’est d’ailleurs en tant que designer que Bruno a commencé à travailler pour M. Sinn, qui a vu en nous ses fils spirituels, et qui nous a mis le pied à l’étrier. Nous avons commencé avec 20 000 € en poche, mais grâce à lui, nous avons pu fabriquer notre première collection, dans son usine. Très rapidement, nous avons eu beaucoup de demandes, mais nous n’avions pas les moyens de suivre, nous avons donc été obligés de refuser des commandes. Lorsque Chanel est entré, nous avons pu poser les bases d’une véritable entreprise, structurée.
Parlez-nous de cette voiture ?
Nous avons effectivement conçu une voiture. C’est Bruno qui l’a dessinée, il s’est inspiré du Rafale. A ma connaissance, c’est la première fois qu’un horloger conçoit une voiture. Produire un concept-car coûterait plus de 2 millions d’euros, nous nous sommes donc contentés de produire la montre. C’est déjà pas mal ! (rires).
Quels sont vos marchés principaux ?
Nous sommes bien positionnés en Europe et nous sommes en train de développer l’Asie. Nous maîtrisons également tout le continent américain. Nous sommes présents dans 70 pays et nos boutiques mono-marques (15 au total, ndlr) fonctionnent très bien. Cette année, nous avons ouvert en Malaisie. Nous y allons tout doucement, prudemment, car on ne veut pas ouvrir des boutiques qui soient des flagships d’image et non rentables. Nous ne capitalisons pas sur un réseau pléthorique mais sur un réseau qui se porte bien. Nous ne sommes pas encore très forts au Moyen-Orient, mais nous avons repris la zone sous contrôle cette année et nous sommes en train de tout reconstruire.
Comment voyez-vous l’avenir de la marque ?
Peut-être que nos enfants la reprendront, et qu’ils seront plus doués que nous. Ils me battent déjà aux échecs ! Mais je ne les pousserai pas.
Quelle place accordez-vous au digital ?
Fondamentale ! Ce qui est très troublant aujourd’hui c’est que le digital est le meilleur moyen de sociabiliser. Cela ne remplace pas les contacts physiques mais cela permet de rester en contact de par le monde à n’importe quel moment.
Qu’est-ce qui vous amuse encore chaque jour dans votre métier ?
La création. C’est la partie la plus exaltante. Le niveau d’émotion n’a rien à voir entre le prototype et la montre réelle. J’aime aussi beaucoup la Foire de Bâle : c’est un véritable condensé de tout ce qui va se passer dans l’année.
Modèles pré-Bâle BR 03-92 Horograph et BR 03-92 Horolum.
Interview réalisée par Kathy O’Meny et Mathilda Panigada pour Abc-luxe.
Décembre 2016.